Chère vache,
Depuis des milliers d’années, vous êtes là, compagne d’âme et de chair, modeste, apparemment sereine, nuit et jour dans les plaines, les montagnes, par tous les temps. Grâce à vous, je parle à mes ancêtres qui déjà vous honoraient sur les parois des cavernes, et vous me comblez.
Apeurée et tranquille à la fois, vous me rassuriez quand, rentrant de l’école, je vous voyais, tache blanche dans les champs ou sous le hangar de la ferme, sur votre lit de paille et de bouse, qui atteignait presqu’un mètre à la fin de l’hiver : dans la vapeur du fumier, vous étiez suspendue. A l’étable, dans la semi- obscurité, d’autres reines faisant face à la mangeoire montraient leurs derrières sales avec la même nonchalance qu’elles posaient leur regard mélancolique sur ceux qui entraient chez elles.
Quand vous vêliez, le vétérinaire, pour vous aider, enfonçait son bras entier dans votre vagin et j’ai souvent cru que lui-même allait y disparaître. Au moment où votre petit veau mouillé arrivait, vous la mère, le paysan et le vétérinaire n’étaient que sang, larmes et sueur. Puis à peine remise vous cherchiez à protéger votre nouveau-né sous votre ventre chaud.
Quelquefois lors de mes échappées dans l’étable, j’avais droit à un peu de lait mousseux, tiède et presque sucré. Alors je croyais vous téter, bonne mère généreuse, je sentais cette sève immaculée venue des temps lointains se répandre paresseusement en moi.
Vous peindre, c’est exprimer ce que vous êtes et ce que nous sommes, car dans le miroir de vos yeux, je peux voir toutes les passions humaines à l’état brut : la jalousie, l’envie, la tendresse, la haine, la suffisance, l’humilité, la résignation, la colère... Je les inscris dans vos portraits, mieux que je ne le ferais avec des humains pour modèles.
Avec vous je suis hors du temps : vous ne subissez pas les modes, vous semblez ne pas avoir d’âge dans vos robes rousses, blanches, dorées, fauves, noires ou bigarrées. Vos taches et vos plis ne font que vous ennoblir.
Afin de capturer les expressions universelles, j’ai choisi, pour vous rendre, la technique lente de la peinture à l’huile à l’ancienne. Elle me permet, alors que j’applique les glacis successifs, de jouer avec la complexité des tons et des textures de votre pelage, d’entrer petit à petit avec l’ombre et la lumière dans le mystère de votre personnalité.
Rien n’est caché pour qui sait voir.
Merci ! Je vous dois tant.
Brigitte Gueyraud