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Brigitte Gueyraud

La diabolique beauté de l'être

Entrer dans un hôpital gériatrique, c’est entrer dans un autre monde, étrange.
Sont-ce des rochers, des sculptures, ces masses tassées dans des fauteuils ou en équilibre instable ?
En s’approchant, la vie semble frémir. En restant là, tout prés, ce sont des gens, des êtres qui vivent, mais si différemment de ceux du dehors.
Intense présence de petits et ralentis mouvements, comme des algues au plus profond de la mer. Certains regardent et ne voient plus, d’autres voient et ne regardent plus.
Les personnes sont habillées mais les vêtements les recouvrent plus qu’ils ne les couvrent ou les parent.
Le sens des choses parait décalé.
La parole est devenue mot, le mot est devenu signe et le signe est un cri, une déchirure.

Dans cet univers où règne une certaine pesanteur, où l’atmosphère sue une souffrance confite, les vieux, nos anciens, vivent, survivent et luttent en attendant la mort. Grandeur et décadence.
Ô vieilles gens qui avaient vécu presque toutes les années du vingtième siècle et même un rien du dix-neuvième … à l’aube du vingt et unième siècle, devant vous, je me plais à rêver.
Je vous regarde, je vous observe.
Que de traces, que de marques si personnelles sur vous, en vous !
Une émotion monte en moi, j’ai l’impression d’une beauté expressive unique et extraordinaire de vos corps qui se déchaînent très lentement.
Comment pénétrer le secret de cette métamorphose inéluctable, création permanente, invisible dans l’instant et commune à tout être vivant ?
Vous retenez mon attention ! Et si vous étiez beaux ?
Est-ce déplacé, provocateur ou est-ce lancer un défi d’oser parler de beauté pour ceux et celles qui se plient et se replient à l’approche de l’ombre de Thanatos ?
Parler de beauté paraît léger, futile, incongru dans ce monde. On préfèrerait parler de laideur pour vous, êtres vieux, handicapés ou malades. Vous êtes des individus qu’on voudrait vite oublier.

Comment envisager l’idée même de beauté pour vous, hommes et femmes de tant d’âge quand notre société, nos médias d’aujourd’hui – qui induisent le message, l’information, l’image et donc notre façon de réagir - répètent sans relâche ce qu’il faut faire pour rester jeune, fort et beau ; beau pour paraître jeune, pour ressembler aux jeunes afin d’avoir la moindre existence sociale ; quand tout est mis en place pour éviter ce regard sur vous : retraite obligatoire dés 6o ou 65 ans. Vous ne faites plus partie des « productifs » pour ne pas dire vous êtes inutiles, vos enfants mènent leur vie sans vous, vous devez utiliser les transports en commun aux heures creuses, voyager, danser, chanter, vivre entre vous… Vous n’allez plus assez vite.

Votre corps a des ratés ? Utilisez les différents modes d’emploi : « Pour rester belles, injectez, dégraissez, réséquez, liftez », « vieillir en beauté », « vieillir c’est fini »… A croire que ce doit être épouvantable de faire partie de ceux qu’on appelle les vieux ou plutôt les « personnes âgées », comme s’il fallait, même pour parler de vous, oublier le fait que vous êtes vieux et quelque fois très vieux.

Être jeune, être beau sont des valeurs absolues qui vont de pair, pas l’ombre d’un doute, elles riment, elles chantent. Par contre, envisager « être vieux et être beau », cela semble un paradoxe impossible à résoudre.

Parler de beauté, c’est jouer avec le feu…
Cela attrape,
cela fascine,
cela élève,
cela apaise,
cela réconcilie avec le monde,
cela chante,
cela chauffe mais cela brûle.
Vous croyez la tenir,
elle vous échappe.
Elle se dérobe et se défile d’autant mieux quand on la confronte au vieux.

Comment abdiquer, se résigner devant cette image de vieux-laideur et cette représentation de vieillesse–horreur ? Est-il possible d’y échapper ? Que proposer à la place ?

Introduction à « La diabolique beauté de l’être », 1992, Brigitte Gueyraud
Mémoire de sciences humaines appliquées à la gérontologie

La diabolique beauté de l'être